« Quand je suis retournée à Médéa en Algérie pour retrouver mes sœurs que je n’avais pas revues depuis 19 ans, elles m’ont demandé de raconter notre histoire. Comment raconter cette histoire que seul mon chant convoque tant elle échappe à ma compréhension ?
Je chante la mort de ma sœur depuis 1997. Un chant abstrait qui n’a de mot à prononcer tant la violence semble indicible. « Morte de mort violente » écrivait son médecin légiste.
Aujourd’hui, il est temps que j’interroge la mémoire de notre histoire familiale, que je l’écrive avec mon encre, que je la dise, la chante dans l’urgence et l’engagement du théâtre, l’engagement de dire ce qui doit être enfin entendu d’une période sombre de l’Algérie que le monde n’a pas encore les moyens d’analyser tant elle est récente. Que les algériens eux-mêmes encore plongés dans ce traumatisme observent dans le mutisme le plus émouvant.
Un hommage à mes sœurs délaissées les unes après les autres dans la petite ville montagnarde de mes parents, Médéa, dans l’Algérie des années 80, avant que ne survienne la mort par assassinat de la plus jeune en février 1997, surprise par le « surgissement » de la guerre civile des années 90.
Peu d’artistes, hommes et femmes de lettres nés en Algérie, ont témoigné. Je dois contribuer à cet effort de mémoire, en tant qu’auteur et chanteuse française d’origine Algérienne. Je veux faire parler ma famille. Je veux faire parler Médéa. Médéa, petite ville isolée au milieu des montagnes, ce « chef d’œuvre de la nature », méconnu de tous, pourtant berceau des massacres de la décennie noire algérienne. »
Alima Hamel
Mars 2018
« Je connais Alima Hamel depuis de nombreuses années, et j’ai pu suivre son beau parcours musical, entre jazz et musique improvisée ou plus précisément composée instantanément. J’ai été touché par sa voix, dont la douceur et l’âpreté mêlées me laissent deviner l’intranquillité de son alchimie intérieure.
J’ignorais tout de son histoire familiale. Comme j’ai pu ignorer à l’époque la vie de ces jeunes filles françaises, celles qui étaient mes copines de classe dans les années 80, condamnées par leur famille à retourner dans un pays qu’elles ne connaissaient pas, sans autre horizon que la séparation avec leur vie française, l’isolement et le mariage.
Alima qui a commencé à chanter à la mort de sa sœur retournée en Algérie, livre aujourd’hui un texte autobiographique, dont le traumatisme familial à Médéa croise celui de la décennie noire algérienne.
J’ai imaginé un espace pour Médéa, qui ne serait pas un dessin, ni une carte géographique, ni une machine, mais tout cela à la fois. Un dispositif comme tuteur d’une histoire, qui imposerait son déroulé, mais démêlerait du même coup les méandres de la mémoire d’Alima, qui ne sait plus vraiment comment tout cela a pu être possible, et qui cherche au-delà de son histoire un sens, mais de son sens il n’y en a pas. « Que dire de mon histoire » interrogeait Perec. « L’histoire avec sa grande hache l’a déjà fait à ma place. » En écoutant Alima parler avec ses mots de poétesse, j’ai pensé que l’histoire ne nous avait pas tout dit … »
Aurélien Bory
Mars 2018
Il y a 22 ans, Dour est morte. Je ne lui ai pas dit au revoir. Depuis 22 ans, son ombre est là.
Alima Hamel
Dans Médéa mountains on entend d’abord Médéa, petit village d’Algérie dont le nom semble résonner des cris de la plus célèbre des mères infanticides de la mythologie. On sent aussi le blues des montagnes tout autour, dont Alima Hamel a repris la trace, au sens créolisé du sentier, entre géographie bien réelle et cartographie réinventée d’une mémoire devenue nécessaire. Dans un dispositif intime conçu avec Aurélien Bory, elle chante et elle se dit. Pour témoigner. Et pour en revenir.
Que reste-t-il dans ce nouvel opus du précédent présenté il y a un an à La Nouvelle Digue ?
Je n’ai pas forcément envie de revisiter le premier jet. D’une part il est révolu, il a été une étape. D’autre part ce spectacle a eu une longue, une triple gestation : d’abord celle des événements de ma propre vie ; puis celle de l’écriture qui m’a aidé à leur donner un sens ; et enfin celle de la création elle-même, qui m’a permis de tout mettre en forme. La création c’est aussi un lent processus : tout cela se fait en parallèle, se croise, joue ensemble, se tend des pièges. Donc entre novembre dernier et aujourd’hui, beaucoup de choses ont changé, le musicien Fabrice Dang Van Nhan a quitté le projet, deux compositeurs m’ont rejoint. J’avais envie d’envoyer du son, de travailler avec de la musique électro. Au départ je n’ai pas cherché délibérément à tout modifier, mais au fil des mois le spectacle est vraiment devenu un seul(e) en scène. Comme si j’assumais mieux (et de mieux en mieux) de le porter toute seule : Médéa Mountains aujourd’hui c’est mon histoire, c’est ma parole.
Est-ce que cette réappropriation de votre parole première a nécessité de remanier le texte ?
Oui, j’ai repris complètement le texte. Je l’ai voulu davantage narratif et poétique, moins improvisé, moins « caché » dans l’écriture automatique, spontanée. J’ai voulu raconter l’histoire. Toute l’histoire. Raconter vraiment. Sans rester dans l’ellipse. Pour que l’auditoire comprenne. Ça m’a obligée à un gros travail de production écrite puis à me confronter dans un deuxième temps à l’écriture de plateau, ce que je n’avais encore jamais fait. J’écris de la poésie et des chansons depuis longtemps, mais là c’est très nouveau car c’est un récit. La difficulté a donc été de passer de la poésie, où tout peut se percevoir entre les lignes, à l’oralité et à une histoire que je joue et que j’adresse au public. Pour qu’elle soit compréhensible. Et (je l’espère) comprise.
Et de revoir vos habitudes d’écriture ?
Nécessairement. Il y a vingt ans que je tourne autour de ce projet et selon l’état d’avancement dans lequel il était, j’ai du modifier, adapter ma façon d’écrire pour coller au plus près à ce que je voulais dire. Pour accéder au stade du récit j’ai commencé par écrire mes souvenirs au fil de l’eau, sans travailler du tout le style, c’était assez horrible dans la forme brute. Une écriture « de souffle court » dans laquelle j’ai réinjecté ensuite de la longueur, de la prose à certains endroits, de la poésie à d’autres. Je travaille aujourd’hui en collaboration artistique avec deux regards, des regards très actifs, qui sont ceux de Charlotte Farcet sur le texte, la dramaturgie et d’Aurélien Bory sur la scénographie, la mise en scène. Si je doute je leur envoie mes textes, je les sens très proches de mon travail, des vases communicants à force de discussions (rires). Ils sont précieux et m’obligent quand c’est nécessaire à clarifier ma pensée, mes idées.
Vous parlez de doute, comment mesurer ce que l’on met de soi dans ses spectacles quand on est en prise sur l’intime ?
J’ai toujours travaillé sur l’intime. Même avant ce projet-là. Dès le début. Dans ma façon de m’emparer du chant, de partir du socle le plus intime qui soit, en chacun : la voix, le souffle. C’était déjà comme ça dans mes chansons, dans mes précédentes collaborations artistiques, avec Monkomarok, avec Lone Kent. Mais là bien sûr, il y a la dimension autobiographique qui m’implique totalement. Médéa mountains c’est l’histoire de ma famille, de mes parents, de mes sœurs, de mon petit frère aussi d’une certaine manière. C’est mon regard, du début à la fin. L’audace de (se) dire, c’est un gros défi. Je reste tout du long à la première personne, mais la violence est moins directe que dans la précédente sortie de résidence. Entre temps, j’ai nourri mon projet, j’ai lu beaucoup, je me suis documentée sur la décennie noire qui a commencé en Algérie à partir de 1991. Et puis j’ai investigué personnellement. J’ai fait des démarches à Médéa, là où ma sœur a été assassinée et où ma mère est retournée vivre depuis quelques années.
L’écriture a des vertus de résilience ?
C’est étonnant comme elle réanime la mémoire en tout cas. Magique le pouvoir des mots : on se met à écrire et les choses oubliées resurgissent. Mon socle c’est le chant, je reviens toujours au chant d’improvisation, au corps, mais chanter et écrire sont indissociablement liés. Allier les deux c’est trouver une cohérence, une force, qui vont puiser dans des endroits différents en moi. J’ai besoin de chanter pour pouvoir écrire : le chant c’est ma structure, mon repère mais je le quitte peu à peu pour aller vers le dire. Mon équilibre est entre ces deux choses.
Propos recueillis par Cécile Brochard
Du 15 au 18 janvier 2019 au Théâtre Sorano
Avec Alima Hamel
Conception, textes, interprétation Alima Hamel
Scénographie, mise en scène Aurélien Bory
Dramaturgie, collaboration artistique Charlotte Farcet
Composition musicale et sonore Adrien Maury
Création lumière Arno Veyrat
Création costumes Manuela Agnesini
Régie Générale Thomas Dupeyron
Régie son Adrien Maury
Régie plateau Stéphane Chipeaux-Dardé
Régie lumière Arno Veyrat ou Didier Barreau
PRODUCTION Compagnie 111 – Aurélien Bory
COPRODUCTION Théâtre Sorano – Toulouse
ACCUEIL EN REPETITIONS
Théâtre de la Digue – Toulouse, Théâtre Sorano – Toulouse
Ce spectacle a reçu une aide à la création de la part du Conseil Départemental de la Haute-Garonne et de la Région Occitanie/Pyrénées-Méditerranée
La Compagnie 111 – Aurélien Bory est conventionnée par la Direction Régionale des Affaires Culturelles Occitanie / Ministère de la Culture et de la Communication, la Région Occitanie / Pyrénées – Méditerranée et la Mairie de Toulouse. Elle reçoit le soutien du Conseil Départemental de la Haute-Garonne.