Un théâtre qui est sur une île de la Méditerranée, ou plutôt : sur l’île qui est le nombril du bassin le plus riche en histoire au monde, une mer qui est un continent en soi et qui hélas est devenu la scène silencieuse de tragédies intolérables, ce théâtre-là ne peut pas – dans les choix de sa programmation – faire abstraction de sa propre identité. Palermo est un nom qui vient de l’arabe et qui signifie Port Ouvert. Aujourd’hui encore il peut se vanter d’hospitalité et de tolérance, c’est dans son ADN. De même, notre recherche s’oriente vers les ouvertures culturelles et les contaminations artistiques.
Aurélien Bory est un chorégraphe-metteur en scène qui, avec poésie et une extrême grâce, sait évoluer entre tous ces niveaux, qui sait se fondre, s’immerger dans les questions et les langages du monde et de son temps.
Pamela Villoresi, Teatro Stabile Biondo,
Palerme, décembre 2020
Au Théâtre Biondo il y a un mur. Comme dans tous les théâtres, je regarde les murs du fond. Ils gardent pour moi un intérêt sans cesse renouvelé. Car, depuis la skene grecque – cette toile tendue devant laquelle les acteurs se produisent – jusqu’aux scènes des théâtres italiens, il y a la même invention : cacher le réel – le rendre invisible – pour pouvoir ensuite le représenter. À Biondo, le mur de Palermo Palermo a laissé des traces, tout comme l’histoire a laissé ses traces sur les murs de Palerme. Mais c’est un autre mur qui a finalement attiré toute mon attention.
Le Triomphe de la mort, est une fresque murale du 15ème siècle, peinte pour le premier hospice de la ville destiné aux pauvres, déplacée puis conservée aujourd’hui à la Galerie Abatellis, sans en connaître l’auteur. Elle est devenue à travers les âges le symbole même de Palerme, tant dans son contenu et que par le mystère qui entoure sa création. De nombreux historiens et artistes se sont penchés sur cette oeuvre, charnière entre le haut-gothique et la renaissance dont la modernité sidère non seulement par sa narration et sa structure très pensées, mais aussi par un fait marquant, le peintre et son assistant se sont représentés sur le côté de la fresque, regardant le spectateur, et constituant une première dans l’histoire de la peinture. Jan Van Eyck réalisait en 1433 le premier autoportrait connu de l’histoire, l’homme au turban, et dix ans plus tard à Palerme, un peintre se plaçait en plein dans sa fresque avec son disciple, seuls personnages nous regardant, constituant ainsi une mise en abîme saisissante. Ainsi il ne s’agit pas uniquement de la mort, squelette impressionnant et riant sur son cheval émacié, assénant ses flèches à sa guise et presque au hasard, au milieu d’une multitude de corps, il s’agit avant tout de sa représentation. Le peintre ne nous rappelle-t-il pas ainsi que l’art n’existerait pas sans la conscience de la mort ? Et que nous avons recours aux représentations pour parler de ce qui nous sera à jamais inconnu ? Dans le triomphe de la mort conçu à la manière d’une tapisserie, c’est à dire d’un décor, d’un monde, le peintre et son regard nous interrogent sur l’art et sa fonction. Car au-delà de cette danse des couleurs pleine de vie, de ce chaos en spirale aux références multiples, de cet humour perceptible, la fresque propose une consolation. Tout le monde meurt des plus pieux aux plus puissants, rien ne résiste à la mort, car s’il n’y avait pas mort, il n’y aurait pas de vie.
J’ai imaginé pour invisibili une toile de fond reproduisant le Triomphe de la mort à l’échelle un : six mètres par six, des dimensions de théâtre. La fresque a été peinte dans le contexte de la peste noire, fléau de l’histoire, qui a meurtri Palerme pendant quatre siècles. Et pour invisibili je pose la fresque dans le contexte actuel, cachant les fléaux récurrents d’aujourd’hui, parmi lesquels la mort des migrants, le cancer, les catastrophes naturelles.
Sur la toile, outre les deux peintres, des artistes sont représentés : des musiciens, des femmes qui dansent. Et ce sont précisément des artistes que j’ai rencontré à Palerme en premier. D’abord Gianni Gebbia, saxophoniste à la carrière internationale, ayant travaillé pour la scène avec de grands artistes, notamment pour Heiner Goebbels. Puis Chris Obehi, chanteur nigérian, ayant commencé sa nouvelle vie à Palerme en chantant en sicilien. Et enfin des danseuses que j’ai voulues voir comme les filles de Pina Bausch : Valeria Zampardi, Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitaresi, Arabella Scalisi. Avec elles, la fresque au centre du théâtre s’anime et prend par leurs danses une autre dimension. Elle constitue pour ces artistes une partition scénique vertigineuse, un ensemble de scènes invisibles, qui se donnent à jouer, pour peu qu’on les regarde une fois encore, avant que la fresque ne s’effrite et disparaisse à tout jamais.
Aurélien Bory,
Octobre 2023
Interprètes
Blanca Lo Verde
Maria Stella Pitarresi
Arabella Scalisi
Valeria Zampardi
Chris Obehi
et Gianni Gebbia, musicien
Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory
Collaboration artistique, Costumes Manuela Agnesini
Collaboration technique et artistique Stéphane Chipeaux-Dardé
Musique Gianni Gebbia, Joan Cambon
Création Lumière Arno Veyrat
Décors Pierre Dequivre, Stéphane Chipeaux-Dardé, Thomas Dupeyron
Régie générale Thomas Dupeyron
Régie son Stéphane Ley
Régie plateau Mickaël Godbille, Thomas Dupeyron
Régie lumière Arno Veyrat ou François Dareys
PRODUCTION Compagnie 111 – Aurélien Bory / Teatro Biondo Stabile
COPRODUCTION (en cours) Théâtre de la Ville-Paris, Théâtre de la Cité – Centre dramatique national Toulouse Occitanie, La Coursive scène nationale de La Rochelle, Agora Pôle national des Arts du cirque de Boulazac, Le Parvis scène nationale Tarbes Pyrénées, Théâtres de la Ville de Luxembourg, La Maison de la Danse – Lyon, Fondazione Teatro Piemonte Europa – Teatro Astra, Turin
Accueil en répétitions et résidences Théâtre de la Digue – Toulouse, Teatro Biondo Stabile – Palerme (IT)
Subventions Convention Institut Français – Mairie de Toulouse 2023