Wolfgang Mitterer, composition
Geoffroy Jourdain, direction musicale
Aurélien Bory, mise en scène et scénographie
Dafne est l’histoire d’une perte. Apollon en est le héros principal et malheureux. Lui le dieu vainqueur du Python, lui le dieu des oracles, le dieu lumineux, le dieu conducteur de toutes les muses, le dieu à la lyre d’or, ce dieu là-même est rejeté par Daphné. Apollon, à cause de son orgueil, est vaincu par Cupidon. Daphné pour lui échapper s’est transformée en laurier. Étrange destin pour la plus belle des nymphes, de celle qui veut échapper à la procréation et rester indépendante, celle fuyant à travers les bois – chasseuse prise en chasse par le dieu oblique – étrange destin de se changer en végétal, c’est à dire ne plus pouvoir fuir son assaillant mais lui échapper charnellement. Dans cette course effréné, Daphné réalise alors une ultime fuite, une translation métaphysique : de l’animal sexué au végétal a-sexuel, échappant à la bestialité en s’élevant à un règne supérieur, ainsi que l’écrit Opitz dans son introduction : « ce qu’offre Daphné est éternel ».
Apollon s’incline et décide de porter sa perte. Il arbore fièrement la couronne de laurier. Après, lui feront de même les poètes et les musiciens, en signe d’amour. L’expérience de la perte d’une œuvre dont on ne saura jamais comment elle sonnait est bien sûr difficile. Mais j’aime l’idée que l’art réponde à la perte. N’est-ce pas le rôle de la création d’en continuer la traduction, la transformation ? L’art n’a-t-il pas pour principe de s’inscrire dans les traces du passé et les laisser glisser vers une œuvre nouvelle et inédite ? C’est cette idée qui porte Geoffroy Jourdain lorsqu’il propose à Wolfgang Mitterer d’écrire une musique pour ce livret, comme un écho à l’œuvre de Heinrich Schütz. Dans Dafne, les premiers mots d’Echo répondant à l’inquiétude du berger sont d’ailleurs « Hier, Hin, Ich », « j’y vais ».
L’idée d’un chœur antique d’où sortiraient tous les rôles m’a particulièrement intéressé. Dans le combat de Daphné, pour sa liberté et son indépendance, la fuite et la transformation sont les motifs principaux du mythe, ce sont également les enjeux de la scène. Les glissements de l’ensemble vocal d’un rôle à l’autre, du groupe à l’individu, d’une voix à l’instrument, des sons électroniques à l’espace physique croisent à la fois le mythe de Daphné, mais aussi le passage du chant madrigalesque au chant dramatique en ce début de XVIIème siècle, et enfin le texte qui se transforme d’Ovide à Opitz en passant par Rinuccini. Tous les effets scéniques seront pensés à vue sur le plateau et exécutés par l’ensemble des chanteurs : de la traque de Python à celle de Daphné avant sa métamorphose finale en laurier. Et avec ces chanteurs-acteurs-danseurs-musiciens-accessoiristes en transformation permanente, ne ferions-nous pas l’expérience de quelque chose qui nous échappe, telle l’ultime échappatoire de Daphné, l’éternelle insoumise ?
Le point central, celui qui fonde le mythe de Daphné, est sa métamorphose en arbre. Or comment se forme un arbre ? Il se constitue par son axe, puis se développe vers l’extérieur en formant des cercles – les cernes visibles dans la section d’un tronc – où la sève circule, à l’inverse de son cœur, la partie du bois la plus dure. Lorsque Daphné se transforme en arbre, c’est le même processus, un cœur endurci qui se protège de l’attaque extérieure. J’imagine la scène comme une coupe de l’arbre, un dispositif composé d’anneaux concentriques – six anneaux autour de la partie centrale – comme des cernes formant une scène tournante et multiple, chaque anneau pouvant tourner indépendamment des autres.
Outre la possibilité de composer une polyphonie visuelle, chaque chanteur étant disposé sur un cercle et tournant en harmonie, à l’unisson ou en contre point des autres et de la composition musicale, faisant du chœur mobile-immobile un paysage sans cesse changeant, les anneaux tournants offrent de nombreuses possibilités chorégraphiques pour la fuite de Daphné, l’envol de Cupidon, le combat d’Apollon et Python, notamment en ayant recours au principe de décomposition du mouvement.
Si l’inspiration première de ce dispositif est l’anatomie de l’arbre, l’outil théâtre a ici une influence très forte. Les scènes tournantes n’ont cessé d’inspirer les artistes de scène, du théâtre occidental au Kabuki japonais, jusqu’à intégrer les équipements des théâtres — notamment en Allemagne — au 19ème siècle. Mais c’est en France qu’apparaît la première scène tournante, imaginé par un ingénieur italien Tommaso Francini pour la reine Marie de Médicis en 1617. Soit 10 ans à peine avant la création de Dafne de Schütz.
Les multiples rotations —révolutions devrais-je dire — autour de la partie centrale résonnent avec la théorie du physicien Johannes Kepler, dont le livre Harmonices Mundi écrit dans la même période — en 1619 à Linz — décrit le mouvement elliptique des planètes, et établit une corrélation avec les notes musicales, en suivant l’idée que l’ordre harmonique prend son origine dans le mouvement des corps célestes. Kepler forme ainsi un chœur céleste de six planètes — Mercure, Vénus, La Terre, Mars, Jupiter, Saturne — nombre repris ici dans le dispositif et ses six anneaux.
Ainsi j’imagine dans ce dispositif des éléments qui se rapportent à la fois au mythe et à la compréhension de l’univers à l’époque de Schütz. La scène tournante, scénographie de premier plan dans l’histoire du théâtre, inventée pour métamorphoser l’espace immuable du théâtre, accompagne la métamorphose qui perd Daphné mais nous la rend cyclique et éternelle.
Lorsque j’ai suggéré la lecture du livret à Wolfgang Mitterer, il a immédiatement été séduit par l’idée de composer une nouvelle Dafne pour chanteurs et électronique ; un opéra où il serait question de métamorphoses ; celle de Daphné certes, mais aussi celle de la parole en chant, celle du chant en polyphonie, celle de la polyphonie dans les mailles de l’électronique. La métamorphose du langage de Schütz dans celui de Mitterer ressusciterait les fantômes de cette musique disparue en cendres au XVIIème siècle, tout en ravivant une nouvelle fois la puissance dramatique deux fois millénaire du poème d’Ovide.
Nous avons conçu rapidement le dispositif général du projet musical : douze chanteurs utiliseraient l’électronique, immersive, comme un continuo. Ils raconteraient et incarneraient à tour de rôle, tantôt collectivement, tantôt individuellement, les diverses fonctions de l’action théâtrale : celles de narrateurs, de spectateurs, de commentateurs, et bien sûr de protagonistes (Ovide, Apollon, Vénus, Amour, les Daphné, les bergers) de cette tragi-comédie, ainsi pensée comme un vaste madrigal moderne, au-delà de l’opéra et de ses codes.
Grâce aux travaux de traduction réalisés pour nous par Elisabeth Rothmund, spécialiste française de la poésie allemande baroque, Wolfgang, Aurélien et moi avons étroitement collaboré sur le livret et sa dramaturgie. Ensemble, nous avons affiné la conception d’une ramification des processus d’écriture musicale (chant individuel, collectif, refrains, récurrences…), où chaque technique, en contaminant et en stimulant les autres, est mise au service de l’action et de la compréhension du drame. Nous avons fait le choix que la composition musicale répondrait à une composition « sur mesure » d’une équipe d’interprètes précise, en tenant compte ainsi des spécificités vocales de chacun, et également de leurs qualités d’instrumentistes.
Nos réflexions communes sur la dimension disparate du temps où, en chaque objet historique, toutes les époques s’enchevêtrent et les imaginaires entrent en collision, alimentent désormais au quotidien la conception de cet opéra contemporain. Y résonnent les interrogations de notre époque sur la puissance de la Nature face aux impulsions les plus aveugles, et s’y précise notre fascination pour cette héroïne moderne qui, par sa Transfiguration, se soustrait à toute forme de soumission, y compris la course du temps. Daphné, en tant que symbole d’un idéal de beauté absolue, parce qu’elle échappe à celui qui la pourchasse, invite par sa métamorphose à méditer sur l’impossible assouvissement de la quête artistique.
La création de Dafne aura lieu en 2022, l’année des 350 ans de la mort de Heinrich Schütz.
Avec Les Cris de Paris
Adèle Carlier soprano
Anne-Emmanuelle Davy soprano
Michiko Takahashi soprano
Amandine Trenc soprano
Jeanne Dumat mezzo-soprano
Floriane Hasler mezzo-soprano
Clotilde Cantau mezzo-soprano
Safir Behloul ténor
Constantin Goubet ténor
Mathieu Dubroca baryton
Virgile Ancely baryton-basse
Renaud Brès baryton-basse
Conception Geoffroy Jourdain, Aurélien Bory, Wolfgang Mitterer
Composition Wolfgang Mitterer
Direction musicale Geoffroy Jourdain
Mise en scène et scénographie Aurélien Bory
Assistanat à la mise en scène : Gabrielle Maris Victorin
Collaboration artistique et technique Stéphane Dardé
Décor Pierre Dequivre
Création lumières Arno Veyrat
Costumes Alain Blanchot
Régie générale Thomas Dupeyron
Régie plateau Thomas Dupeyron, Mike Godbille
Régie lumière François Dareys
Régie son Marjolaine Carme
Production Les Cris de Paris – Geoffroy Jourdain | Compagnie 111 – Aurélien Bory
Coproduction Opéra de Reims, Athénée – Théâtre Louis-Jouvet, Atelier lyrique de Tourcoing, Opéra national du Capitole – Toulouse, Points communs – nouvelle scène nationale Cergy-Pontoise/Val d’Oise, Opéra de Dijon, La Muse en circuit – centre national de création musicale.
Avec le soutien du théâtre Garonne, scène européenne – Toulouse.
ACCUEILS EN RÉPÉTITION
théâtre Garonne, scène européenne – Toulouse, Athénée – Théâtre Louis-Jouvet
AIDES ET SUBVENTIONS
La création de Dafne bénéficie des soutiens du Fonds de Création Lyrique, de l’aide exceptionnelle aux équipes théâtrales indépendantes – DGCA/DRAC Occitanie, de l’aide à l’écriture d’œuvres musicales originales – Ministère de la Culture/DRAC Île-de-France, du Centre national de la Musique, de l’aide à la création de la Mairie de Toulouse, et de la SPEDIDAM. Commande des Cris de Paris à Wolfgang Mitterer avec le soutien de la Fondation Ernst von Siemens pour la Musique.