Un homme parle, immobile, réduit à l’immobilité en fauteuil après un attentat dont il a été victime dans un café. Il se souvient de la déflagration, puis tout s’est volatilisé, dispersé. Le voilà devant une fenêtre à Ostende, livré, condamné à ses pensées, ses souvenirs, ses observations minutieuses. Il aperçoit un chantier important en train de s’édifier : on construit apparemment un haut mur qui peu à peu envahit l’espace de la fenêtre, cache la vue, obscurcit et enferme la chambre où il est. Pensées et souvenirs s’obscurcissent à leur tour. La déflagration semble revenir. Il y eut un choc si violent, si total.
L’homme en réalité est mort sur le coup.
« Une des premières choses que Denis Podalydès m’ait écrite à propos de La disparition du paysage de Jean-Philippe Toussaint fût une question : s’agit-il de l’intrusion soudaine, violente du réel, dans ce qu’il y a le plus profond en l’homme, sa pensée, son imaginaire, c’est-à-dire sa capacité à fabriquer des représentations ?
Au moment où sous la déflagration, tout se fige, ce n’est pas la dernière image vue du réel qui s’impose mais les pensées qui se fixent là où probablement vagabondait à cet instant son esprit. « Le dernier instant visible de ma vie » du narrateur ne vient pas dans le texte de Toussaint de l’extérieur mais de l’intérieur. Une pensée s’est figée à la manière d’une photographie, où le temps est suspendu, et où l’instant à peine saisi est déjà passé, déjà mort. Dans La disparition du paysage, l’imaginaire se ferme comme l’obturateur d’un appareil photo, ou le cache devant l’objectif. J’ai pensé que la boite crânienne se confondait aussi avec le boitier d’un appareil photo.
En écoutant Denis me lire les premières pages et en me représentant ce texte porté au plateau, j’ai eu recours immédiatement à la photographie car il est question de l’instant décisif, où le réel, extérieur, balaie à la vitesse de la lumière, l’intérieur. Cela ne m’a d’ailleurs pas vraiment étonné que la seule image que Jean-Philippe Toussaint ait envoyé à Denis Podalydès avec son texte fut une photographie, celle de sa fenêtre à Ostende, dont il précise les dimensions, 3 par 5 mètres – informations utile pour le scénographe.
J’imagine derrière cette fenêtre décrite précisément par Toussaint, le déroulement horizontal d’une photo qui ne cesserait de se transformer. Un paysage qui rappellerait le défilement si souvent évoqué par ceux qui vivent une « near death experience ». Une grande toile imprimée qui se déroulerait, littéralement grâce à deux rouleaux verticaux (rappelant les machines de Wagner déroulant une toile peinte). Les photographies en format paysage défileraient tel un long travelling, sur rail – n’était-il pas dans un métro au moment de l’explosion – et verraient alors la plage d’Ostende se transformer en ville de Tokyo puis en Café Métropole de Bruxelles, puis en mur qui s’érige peu à peu.
Mais avec ce dispositif il ne s’agit pas seulement d’un paysage mais de sa disparition. Le spectacle durera le temps du défilement, qui dépend de la longueur de la toile où est imprimée le paysage et de la vitesse de défilement. Ce dispositif de déroulement est condamné à s’interrompre. Il compte le temps. La disparition du paysage commence dans le texte avec un brouillard. Brouillard : phénomène atmosphérique provoquant une diffusion intense de lumière mais aussi confusion dans la prise de conscience ou le souvenir (Alain Rey, Dictionnaire historique).
Enfermer alors ces photographies, ce dispositif, dans un brouillard. Ajouter par ce brouillard des images à l’image. Faire de ce brouillard celui de l’explosion mais aussi celui de l’engourdissement de l’esprit. Un brouillard rend floue toute représentation. A la précision de l’observation succède une pensée brouillée. La mort est ici d’abord la mort de l’imaginaire, l’extinction progressive non pas du réel mais de la dernière représentation.
A la physique du réel, que je m’attache toujours à rendre visible sur le plateau, se substitue grâce au texte de Toussaint la physique de l’imaginaire. Ainsi dans une approche assez littérale du titre, dont je tire toujours mon inspiration première, j’aimerais dérouler sur le plateau un paysage, et littéralement le faire disparaître. Chercher en même temps l’éphémère et l’éternel. N’est-ce pas au théâtre le dessein de toute tentative ? »
Aurélien Bory
Je connais Jean-Philippe Toussaint depuis quelques années, j’ai enregistré le texte de Football, mais je le lis depuis 1984 à peu près, accueillant chacune de ses œuvres avec émotion. J’aime son style, son humour, sa clarté même dans la mélancolie. En le lisant, je peux penser simultanément à Hergé, à Jean-Jacques Rousseau (pour la limpidité d’écriture), et au cinéaste Lee Chan-Dong, qui a fait Poetry et Burning.
Il me fit don de ce texte il y a un peu plus d’un an dans un café à Paris, où il voulait me le remettre en mains propres. J’étais étonné de cette discrétion, comme si nous étions dans un film d’espionnage. Il ne l’avait pas publié (chez Minuit, comme tous ses livres), et ne le publierait pas encore : seulement, sans doute, quand je le jouerais. Bon, très bien, je le reçus comme le début d’une mission : faire passer ce texte dans la chambre d’écho d’un théâtre.
Comment donner à entendre (à voir ?) ce flux de pensées, de sensations, de réminiscences ? Et comment faire avec la mort, toujours présente, déjà là, ombre et instant ?
Il fallait un espace particulier, inédit. Aurélien Bory s’est intéressé au projet. Dans le café où nous nous sommes aussi rencontrés, il s’est mis à griffonner de petits croquis autour du thème de la fenêtre qui s’obture peu à peu. Quantité d’espaces différents ont affleuré dans l’imaginaire commun qui s’édifiait doucement.
Cette réflexion est très stimulante. Je relis plusieurs fois le texte, disons la pièce. S’y manifeste une grande inquiétude, qui est notre commune et sourde inquiétude à tous. Inquiétude qui perd son nom, sa forme, son contour, tant elle s’accroît, se diffuse, tout en semblant parfois s’évaporer. Je suis à la fois plus sensible à l’acuité tranquille de la langue, et au soufflé de l’explosion. Elle balaye le monde en une seconde, et nous habitons cette seconde-là, avec élégance, raffinement, presque avec humour.
J’espère que nous nous acquitterons bien de la mission. C’est aussi, à mon sens, une des missions du théâtre : donner voix, corps, espace et temps à la prose des grands écrivains, à la littérature de notre temps bizarre. »
Denis Podalydès
Texte Jean-Philippe Toussaint
Mise en scène Aurélien Bory
Jeu Denis Podalydès
Création le 12 janvier 2021 au Théâtre des Bouffes du Nord
Avec Denis Podalydès de la Comédie Française
Texte Jean-Philippe Toussaint
Scénographie et mise en scène Aurélien Bory
Lumières Arno Veyrat
Musique Joan Cambon
Co-scénographie Pierre Dequivre
Costumes Manuela Agnesini
Collaborateur artistique et technique Stéphane Chipeaux-Dardé
Production C.I.C.T. – Théâtre des Bouffes du Nord
Coproduction Compagnie 111 – Aurélien Bory ; ThéâtredelaCité – centre dramatique national Toulouse Occitanie ; Théâtre National du
Luxembourg ; Théâtre Princesse Grace Monaco ; Équinoxe-Scène Nationale de Châteauroux ; TNB – Théâtre National de Bretagne ; Les
Hivernales du Festival d’Anjou ; La Coursive – Scène Nationale de La Rochelle
Réalisation du décor dans les Ateliers de construction du ThéâtredelaCité
Ce spectacle a reçu une aide à la création de la Mairie de Toulouse.
Le texte est édité aux Editions de Minuit.